Les fondations de l’Ordre de la Mère de Dieu du vivant de Mélanie 

Les Supérieurs généraux

Avant d’en venir aux fondations de l’Ordre de la Mère de Dieu, il est nécessaire d’en évoquer les Supérieurs généraux qui vont se succéder à sa tête, les premiers du vivant même de Mélanie, en commençant par le père Sibillat, de 1867 à 1870. 

C’est Mgr Francesco Petagna, évêque italien de Castellamare, confesseur de Mélanie, et son bienfaiteur1, qui a conféré le Supériorat à ce prêtre du diocèse de Grenoble, qui fut l’un des premiers missionnaires de la Salette. 

Le second, nommé également par Mgr Petagna, est l’abbé Félicien Bliard (1870-1876)2. Il aura également l’occasion de soumettre un formulaire à Mélanie où il lui demande s’il est vrai « que dans l’Apparition du 19 septembre 1846 sur la Montagne de la Salette, la Très Sainte Vierge vous ait manifesté qu’Elle voulait la fondation d’un Nouvel Ordre religieux ». Mélanie répondit sans hésitation : 

« Il est bien vrai que dans l’Apparition du 19 septembre 1846 sur la Montagne de la Salette, la Très Sainte Vierge m’a ma­nifesté qu’Elle voulait la création d’un nouvel Ordre Religieux, qu’Elle-même a désigné sous le nom d’Apôtres des derniers temps. »

Et elle précise : 

« Cet Ordre comprendra : 1. des prêtres, qui seront les Mission­naires de la Sainte Vierge et les Apôtres des derniers temps ; 2. des Religieuses qui dépendront des Missionnaires ; 3. les fidèles enga­gés dans le siècle qui voudront s’unir et se rattacher à l’Œuvre. »

C’est ainsi que l’on rencontrera parmi ces « fidèles engagés » des figures parisiennes comme Jacques et Raïssa Maritain, et Louis Massignon. D’autres, tel Paul Claudel, sans se rattacher à l’Ordre de la Mère de Dieu, témoigneront de leur intérêt pour la Salette3. Parmi les prêtres, l’abbé Paul Gouin, curé d’Avoise (Sarthe), est un authentique « missionnaire de la Mère de Dieu ».

 Le troisième Supérieur général est un chanoine de la cathédrale d’Amiens, le chanoine de Brandt (1810-1903), désigné par Mgr Petagna en 1877, qui entoura Mélanie de sa sollicitude (y compris matérielle) et dont il reçut 372 lettres ! Cette correspondance est unique. C’est pendant son Supériorat que commencèrent les premières fondations de l’Ordre de la Mère de Dieu.

En 1903, c’est un autre chanoine d’Amiens, Hector Rigaux (1841-1930), curé d’Argœuves (Somme), qui lui succède et devient le quatrième Supérieur de l’Ordre. Il avait fait la connaissance de Mélanie lors de son passage à Amiens en 1892. Il abandonne sa charge en 1922 au profit du chanoine Armand Thiéry, professeur à l’Institut catholique de Louvain, qui va assurer le Supériorat de l’Ordre de la Mère de Dieu pendant plus de 30 ans. Louvain est sans doute la tentative de fondation de l’Ordre de la Mère de Dieu la plus aboutie, mais nous verrons qu’elle ne survivra pas à la mort du chanoine Thiéry (1955) – qui investira deux ans avant sa mort comme Supérieur général un mystérieux prêtre belge des Ermites de Saint Austin, mystérieux, car sa trace semble perdue.

Les Fondations

Grâce à l’approbation de Léon XIII (1878 et 1879) et à l’avis du rapport Daum, qui en autorise finalement l’expérimentation, la fondation de communautés observant la Règle de la Mère de Dieu et les Constitutions est rendue possible, mais elle dépend de la bonne volonté de l’évêque qui les accueillera ou non, ou à certaines conditions, dans son diocèse.

On ne peut que remarquer à propos des fondations réalisées du vivant de Mélanie ou après sa mort, qu’elles n’ont finalement eu d’existence qu’en tant que pieuses unions. Le 17 janvier 1934, un proche du chanoine Thiéry, le père Vermeersch écrivait de Rome au chanoine Thiéry : 

Vivez comme pieuse union pia sodalitas […] ; les statuts y peuvent être ceux de Mélanie (règle et constitutions) actuellement adoptés ; vous pouvez même y faire prononcer des vœux de religion mais d’ordre privé bien que émis devant témoins.

Le même écrivait pourtant cinq ans plus tôt : 

« Léon XIII vous a donné un « laisser passer » qui permet aux évêques d’ériger canoniquement une congrégation.

Donc, deux lignes officielles attestant que cette érection par l’évêque a eu lieu, voilà ce qu’il vous faut ! »

Or, force est de constater qu’il n’y a pas d’exemple que l’Ordre de la Mère de Dieu ait été érigée en tant que congrégation dans un seul diocèse en France ou en Belgique.

En France

Du vivant de Mélanie

         On mentionnera pour mémoire une première tentative de fondation dans une modeste commune de Meurthe et Moselle, Pierre-la-Treiche, dont le curé, l’abbé Guyot, recherchait des religieuses pour la Maison de charité qu’il y avait fondée. Quelques Filles de la Mère de Dieu, venant du diocèse de Grenoble, se rendirent sur les lieux ainsi que Mélanie deux fois en 1885 et 1886. Elle conçut même le projet de s’y installer. Mais faute d’entente, la tentative échoua. 

Plus prometteuse fut la fondation de Rennepont-Maranville ainsi nommée parce quelle concerne successivement deux lieux, le village de Maranville également en Haute-Marne, et le château de Rennepont, une commune voisine.

Suite au rapport Daum qui privilégie la Règle de Mgr Fava, sans toutefois disqualifier tout à fait celle de Mélanie, dont il accepte l’expérimentation, comme nous l’avons vu, quelques religieuses de la Salette, renseignées par Mélanie à partir de 1885, vont insister auprès de Mgr Fava, pour appliquer cette Règle : 

« Ayant eu occasion de voir et d’entretenir l’ex-Bergère de la Salette, nous apprîmes d’elle, qu’une Règle spéciale lui avait été donnée par la Sainte Vierge, qu’elle en avait parlé au Saint Père Léon XIII, lequel désirait (désir et ordre qu’il avait exprimés à Mgr Fava sans succès), que cette Règle nous fût présentée et mise à l’essai.

Nous avertîmes de la chose Mgr Fava, qui ne la nia point, mais nous conseilla d’attendre, qu’il en prenait sur lui la res­ponsabilité. Nous obéîmes à notre Evêque4. »

Parmi ces religieuses, deux noms sont à retenir : Mère Saint-Jean et Mère Saint Joseph. L’abbé Gouin les décrit ainsi : « La Mère Saint-Jean, humble et sacrifiée, est une vraie religieuse, mais la Supérieure, la Mère Saint-Joseph est tout nerf. Elle n’a pas fait de noviciat et n’entend pas en faire : de bonnes personnes, pieuses et voulant faire le bien, mais chacune à sa manière. »

Elles vont patienter cinq ans avant de quitter le diocèse de Grenoble. Mgr Fava accepte – à regret semble-t-il – leur départ : 

« MA CHERE SŒUR,
A mon retour de Rome, je reçois la lettre que vous venez de m’adresser de MARANVILLE. Je vous accorde les dispenses que vous me demandez au sujet de vos vœux5. Je regrette de vous voir en dehors de la maison de Notre Dame de la Salette. Je demande à notre bonne mère de toujours veiller sur vous et je vous bénis »

 Elles s’installent donc à Maranville le 14 juillet 1890, appelées par le curé de de l’endroit, l’abbé Roy, avec deux jeunes sœurs. Malheureusement, rien ne se passe comme prévu. Ici il faut laisser la parole à un document émanant de l’archevêché de Langres, transmis au chanoine Thiéry dans les années 20 : 

« Les Filles de la Mère de Dieu » étaient des religieuses de Notre-Dame de la SALETTE, du diocèse de GRENOBLE. A la demande de l’abbé Roy, fondateur d’une Archiconfrérie de prières pour les Ames du Purgatoire sous le patronage de St Joseph, et d’une Œuvre de « Petits clercs », elles étaient venues dans le Diocèse de LANGRES, avec l’intention de l’aider dans ses œuvres. Elles espéraient pouvoir s’y établir en Communauté nouvelle, avec Règle et costume propres, et dans ce but, sur le conseil qui leur en fut donné, elles demandèrent et obtinrent d’être relevées de leurs vœux de pauvreté et d’obéissance vis-à-vis de leur Congrégation.

Mais à leur arrivée à MARANVILLE, Monsieur l’Abbé ROY déclara qu’il y avait eu malentendu, et ne pouvant réaliser leur dessein de se constituer en Communauté nouvelle, elles s’installèrent, après deux mois de négociations sans résultat, au château de RENNEPONT, voisin de MARANVILLE. Là, elles vécurent selon leur Règle et s’appliquèrent aux diverses œuvres de miséricorde possibles à Rennepont et dans les paroisses voisines. Quelques semaines plus tard, elles supplièrent Monseigneur LARUE, alors Evêque de Langres de leur permettre de reprendre leur habit religieux, et de se reconstituer en communauté religieuse sous son autorité (25 Novembre 1890).

Mgr Larue va finalement leur laisser « la faculté de vaquer aux œuvres de miséricorde spirituelles et corporelles qu’elles avaient embrassées ; il semblerait donc que, sans obtenir une érection canonique, elles aient obtenu la liberté de vivre ensemble selon leur Règle prévue. »

Cette décision de Mgr Larue préfigure le statut des différentes fondations de l’Ordre de la Mère de Dieu en France et en Belgique qui seront de pieuses Maisons. Statut minimum en quelque sorte pour vivre de la Règle de Notre-Dame et pour répondre, selon les mots de Mère Saint-Jean « aux devoirs d’apostolat et de réparation demandés par la Reine du Ciel pour apaiser la justice de Dieu. »

Mentionnons également pour mémoire une fondation éphémère, en 1893, réalisée du vivant de Mélanie, mais qu’elle-même avait désapprouvée. En effet, celle-ci ne souhaitait risquer que la première tentative de Rennepont se trouve dispersée. Mais la tentation d’accepter le don d’une maison à Cherbourg – pour encadrer une Maison d’éducation – fut la plus forte, et d’autant plus que l’implantation était acceptée par l’évêque de Coutances (Mgr Germain). L’essai durera moins d’un an et Mère Saint-Jean retournera à Rennepont, où la communauté va subsister dans les difficultés, pour les raisons que l’on retrouve dans toutes les fondations de l’Ordre de la Mère de Dieu, hormis en Italie, à commencer par le manque de persévérance des novices. Ce n’est pas sans motif que l’on a qualifié parfois celles-ci de « petits oiseaux de passage » ! A Rennepont, après le départ de Mère Saint-Joseph, la modeste communauté va péricliter au point qu’il ne restera bientôt plus que Mère Saint-Jean, « jusqu’au 7 avril l921, date où il fut, de l’avis des supérieurs et des ordinaires, transporté à Louvain (Belgique). »

En Italie

« Avant le P. Annibale [Maria di Francia], […] Mélanie avait eu un autre témoin en Sicile, le P. Cusmano, fondateur de couvents qui existent encore, à Palerme, où la Règle de Mélanie était (et reste) source de spiritualité, dès 1881 », 

Louis Massignon, 9 août 1953

Messine

Mélanie parmi les Filles du Divin Zèle à Messine. Debout, le chanoine Annibale di Francia, 1898
Mélanie parmi les Filles du Divin Zèle à Messine. Debout, le chanoine Annibale di Francia, 1898

Autant la bergère de la Salette fut et reste ostracisée en France, autant elle reçut un accueil favorable en Italie – de la part du Vénérable Francesco Petagna, qui fut son confesseur, par exemple, mais aussi, pour ce qui est de la Règle de la Mère de Dieu, du bienheureux Jacques Cusmano, et du chanoine Annibale di Francia, ce dernier canonisé en 2004, qui fonda avec Mélanie un orfanotrofio[orphelinat] à Messine, dont il lui confia la charge en 1897.

Du séjour d’une année à Messine de la bergère de la Salette, le chanoine Annibal di Francia se souviendra dans son éloge funèbre, le 15 décembre 1905 : « Vous, jeunes sœurs qui, avec vos orphelins, l’avez eue plus d’une année, comme Mère et comme Maîtresse de sublime vertu, vous éprouvez bien vif le besoin de témoigner à cette sainte âme, une fois de plus, combien sont grands vos sentiments de vénération, de tendresse et d’amour pour elle. » 

Ce sont les mêmes Filles du Divin Zèle6– après son exhumation en 1919, la dépouille de Mélanie a été revêtue de l’habit de leur ordre – qui ont la garde de son tombeau, à Altamura, province de Bari. 

Palerme

A Mère Saint-Jean, Mélanie écrira en 1890 : « Or, vous saurez, ma très chère Mère, que depuis 10 ou 12 ans, à Palerme, en Sicile, un Saint prêtre autorisé par son évêque [Mgr Turano] a fait une fondation de l’Ordre de Notre-Dame de la Salette, appelée : il boccone del povero, c’est-à-dire, en français, La bouchée du pauvre [1867]. Les Frères et les Sœurs ont pris la Règle de notre douce Mère Marie » (13 novembre). 

Certes, ce n’est pas exactement la Règle de Notre-Dame que le bienheureux Giacomo Cusmano (1834-1888) a adoptée pour ses fondations7, mais c’est tout comme, pour ce qui en est de l’inspiration. « Le premier précepte est celui de nous tenir toujours dans la présence de Dieu », « la servante de Dieu est tenue à observer le second précepte de sa règle : recevoir tout des mains de Dieu. » Quant au troisième article de la règle, qui est de « faire tout par pur amour et gloire de Dieu », il évoque indubitablement le premier article de la Règle de Notre-Dame de la Salette. 

Au terme d’une longue analyse, Michel Corteville conclura que cette règle est en quelque manière « la traduction cusmanienne de la Règle de la Mère de Dieu » : « La Règle de vie religieuse que la Vierge de la Salette a dictée à Mélanie Calvat a « beaucoup d’harmonie » et présente « beaucoup de confirmations » par rapport à celle qu’il a donnée à ses religieux et religieuses ; cette étroite similitude le convainc que la Règle qu’il a composée a été donnée « par notre très Sainte Maman à la Famille Bocconiste8. »


  1.  Il l’accueillit dans son diocèse de Castellamare et pourvut à ses besoins jusqu’à sa mort en 1879. ↩︎
  2. Il donna l’ordre à Mélanie de publier son Message secret – dont des versions avaient circulé dès 1860. L’abbé Bliard se chargea de le rendre public en 1873, avec l’imprimatur du cardinal Sforza, archevêque de Naples. ↩︎
  3. Paul Claudel, Le symbolisme de la Salette, Gallimard, 1952. ↩︎
  4. Rapport rédigé au château de Rennepont, 27 avril 1893. ↩︎
  5. Mélanie précise alors à Mère Saint-Jean : « Rappelez-vous et apprenez à vos novices que l’Evêque du lieu, seul, peut vous relever de vos trois vœux, quand ces vœux sont annuels et que, s’ils sont perpétuels, il ne peut vous relever que des deux vœux d’Obéissance et de Pauvreté, le vœu de Chasteté ne peut pas être relevé », 1er septembre 1890. ↩︎
  6.  La Congrégation des Filles du Divin Zèle, qui se consacre aux orphelins, est présente sur les cinq continents. ↩︎
  7.  Les deux communautés qu’il a fondées, à savoir les Sœurs servantes des pauvres (1880) et les Missionnaires serviteurs des pauvres (1887). ↩︎
  8. Michel Corteville, II, p. 549. ↩︎

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